La commune aux 26 tailleurs



A l’extérieur,  Scaër est connue pour ses lutteurs, ses  sabotiers, la cavalcade ou encore Brizeux...     Peu   nombreux sont ceux qui savent que Scaër   fut   une   des communes qui,  selon les   représentants  en tissu,    eut   le   plus  grand   nombre   de   tailleurs  à   100   kilomètres  à  la ronde.    Nous  avons rencontré  Jean Billard en 1977: il a connu la génération des  «  kemener  » et   vit   poindre    l'aube  de  la confection  et  la   fin  du «  beau métier  ».


 

Du pétrin à l'aiguille


Jean   Billard  commença  sa vie active par un apprentissage de boulanger.  Mais,  dès  ses 15  ans,  il  s'intéressa   au   métier de   tailleur : "L'attrait,  c'est que  l'on travaillait  le jour ". Il commença son apprentissage en 1922 et se souvient des anciens du métier, les" kemener" qui, de   ferme  en   ferme,  avant la guerre  14-18,  façonnaient  l'étoffe achetée par la maitresse de maison à la « boutik meiller », le marchand d'étoffe. Le kemener travaillait comme  il savait, comme  il inventait et dressait un   habit  «  cousu  main  » pour le patron,  la fille à marier,  le premier costume du   garçon. C'étaient le chupen  et  les bragou traditionnels ou  le costume de  la paysanne   bretonne. « Nous   avons tué la paysanne », annonce M. Billard, en  signifiant  que   l'installation des  tailleurs «   de ville  » marquait le   déclin  du  costume breton  traditionnel.  « Quand j’ai fait ma communion, je devais être un des rares à porter un costume de ville, acheté à Quimper : les  autres  étalent en petit  paysan  ».
A l'issue de la première guerre mondiale, un tailleur s'installa à Scaër, François Lagadec, ancien de la marine, qui était le plus compétent à l'époque pour le costume « ville ». « II avait appris quelques bases techniques et, à partir d'un patron, d'un gabarit, Il taillait un veston et le rectifiait au besoin sur le dos de l'acquéreur ».


95 % du travail à la main

 
Le magasin de Jean Billard à l'angle des rues J. Jaurès et Capitaine .
Un immeuble HLM a été construit à cet emplacement
 

 

Au fil de la conversation. M. Billard parle de son apprentissage : « II n'a pas changé : on apprend la base, les boutonnières, le surfilage, le repassage, le piquage des revers. Le travail a pu se mécaniser. Il n'en reste pas moins que pour un véritable tailleur de ville, 95% du travail est encore tait à la main ».
On en vient à évoquer les tailleurs des années 30 : « C’était la lutte pour le travail. Nous étions 25 ou 26 tailleurs sur la commune. Les représentants se demandaient si ce n'était pas la commune de France où les tailleurs étaient les plus nombreux. Actuellement, il n'y en a plus qu'un seul à plein temps et quelques occasionnels ».

  Du pain froid au lieu du pain chaud


" En 1946, nous étions 9 dans l’atelier avec 30-40 costumes retenus à l’avance. Puis est arrivée la confection : les confectionneurs français, peu nombreux avant la guerre, se sont documentés à l'étranger et, dans les cinq ans qui suivirent la Libération, ce fut le déferlement de la confection et du prêt-à-porter. On dut licencier du personnel. Au début, les clients étalent parfois réticents : Ils voulaient le travail de leur tailleur. Mais les tailleurs se sont mis à ne plus former d'apprentis, sentant le métier sur le déclin. Ils ont proposé aux clients du pain froid (confection) au lieu du pain chaud (sur mesure) qui faisait parfois défaut. "Les gens ont pris goût à la confection. La disparition des tailleurs a été accélérée par les prix très bas de la confection  populaire . Aujourd'hui, les tailleurs pourraient être meilleur marché que la confection, mais les habitudes sont prises, à regret ".

 Le bon goût

Des modes. M. Billard en a vu défiler : « Il nous arrive parfois quand on regarde un film de penser à l'époque à l'aide des costumes. L'action, on la suit vaguement, mais en se dit que cela se passe en 1930 ou 1939. Pendant longtemps, le costume classique, c'était le marin... Il y a eu la période du gris anthracite qui a duré une dizaine d'années, vers 1960. Aujourd'hui, c'est le velours, les bleutés, le vert. Ce que j'ai vu de plus excentrique, vers 36-37, le petit veston court qui accompagnait un pantalon large de haut en bas. On aurait dit de vraies jupes pour les hommes ; quant à la largeur, elle atteignait 38 centimètres au bas. On ne voyait plus les pieds des gens. La mode la plus agréable : celle d'aujourd'hui, qui donne à l'homme une belle silhouette : veston long, légèrement cintré, épaules normales ».

 Le costume d'alpaga


L'étoffe même a changé ; les granités lourds qui servaient pour les pardessus n'ont plus cours. Les étoffes d'aujourd'hui pèsent environ 500 grammes au mètre au lieu de plus de 600 autrefois. Il n'est plus le temps où on achetait un « paletot tomm »  pour avoir chaud. Le chauffage, la voiture ont entraîné la confection de costumes plus légers. M. Billard constate aussi la démocratisation du costume d'été : « Autrefois, c'étaient les notables qui avalent leur costume d'alpaga pour l'été. De nos jours, tous ceux pour qui le costume est encore de mise en été par goût ou raison professionnelle possèdent un costume léger pour les mois de mai à septembre ».
Le noir en chute libre : c'était la couleur du costume du marié de  l’entre-deux-guerres, c'était le manteau lourd des personnes frappées par le deuil. « Tout le monde avait son manteau noir. On ne savait jamais ce qui pouvait arriver ». Les tailleurs et commerçants en confection signalent la quasi disparition de cette couleur.
Le tailleur avait fait disparaître le « kemener » ; la confection a tué le tailleur et le beau travail de l'artisan, comme dans tous les domaines. L'arrivée des jeans et des t-shirts apporte un sang nouveau au monde du vêtement. N'oublions pas le travail des hommes : « J'aimais mon métier, dit avec conviction M. Billard: iI m'arrivait de penser la nuit au revers que j'avais fait, en étant fier de l'avoir réalisé ».